Imágenes de páginas
PDF
EPUB

au rivage d'Athènes. Au retour, le canot où étoient l'ambassadeur et sa suite fut poursuivi par deux forbans qui étoient sur le point de l'atteindre. Au milieu de la consternation et du silence de tout l'équipage, Delille donna des marques de sang-froid et même de gaieté, dont toutes les gazettes parlèrent dans le temps. « Ces coquins-là, disoit-il, ne s'attendent pas à «l'épigramme que je ferai contre eux. »

Ravi, enthousiasmé à l'aspect des monuments antiques qu'il parcouroit dans la patric de Sophocle et d'Euripide, il écrivit alors à une dame de Paris(1) une lettre qui eut un grand succès, et qui fait partager au lecteur l'enthousiasme de l'écrivain.

«Notre voyage a été très heureux; le vent « nous a portés en cinq jours à Malte, par la plus belle mer et sous le plus beau ciel du « monde : j'étois très curieux de voir cette ville, «<son superbe port, ses grandes murailles « blanches, qui, en huit jours, auroient achevé « de m'aveugler, et ses belles rues pavées en «pierre de taille, qui montent et qui descen<«<dent en grands escaliers. J'étois plus cu<«<rieux encore de connoître ses mœurs et sa <«< constitution (2).

(1) Madame Devaisnes.

(2) Dans quelques unes des copies qui coururent alors de

ს.

« Nous avons quitté cette ville (Malte) pour « voir un pays plus barbare, mais plus inté«ressant, ce beau pays de la Grèce, où les "regrets sont au moins adoucis par les sou«venirs. La première île qu'on rencontre est « Cérigo, si connue sous le nom de Cythère; il « faut convenir qu'elle répond mal à sa répu

cette lettre, on lisoit ici un passage d'autant plus désobligeant pour l'ordre de Malte, qu'il portoit sur l'institution elle-même, que l'on qualifioit sans ménagement de fondation contre l'humanité. Le célibat des chevaliers y étoit surtout injurieusement calomnié. Le bailli de Crussol crut devoir répondre à cette indécente attaque, et il le fit dans le Journal de Paris, 21 juillet 1785. Delille fut bien surpris, en arrivant en France quelques mois après, d'apprendre l'espèce de scandale qu'il y avoit occasioné, et il se hâta de le désavouer, dans une lettre datée du lazaret de Marseille, 10 septembre, et adressée au bailli de Crussol lui-même. La voici.

« M. LE BAILLI,

« Si quelqu'un avoit pu jamais révoquer en doute la loyauté « des chevaliers de Malte, votre lettre suffiroit pour le réfu <«ter; on ne peut répondre d'une manière plus noble, plus « solide, à l'accusation absurde dont je viens d'être l'objet ; «et, quand je serois coupable, votre lettre, pleine de no« blesse, seroit encore la vengeance la plus digne d'un brave ❝ et généreux chevalier.

« J'ai cherché dans ma mémoire ce que je puis avoir dit « d'offensant pour l'ordre respectable dont vous êtes un des « membres les plus distingués; je me suis rappelé qu'en ef« fet je m'étois plaint amèrement de la blancheur éblouis<< sante de vos murailles, qui en huit jours auroit achevé de

<«<tation. Nos romanciers et nos faiseurs d'opé«ra seroient un peu étonnés s'ils savoient que «< cette île, si délicieuse dans la fable et dans « leurs vers, n'est qu'un rocher aride. En vé«rité, on a bien fait d'y placer le temple de « Vénus; pour se plaire là, il falloit bien un

ང་

[blocks in formation]

« m'aveugler. Je me suis encore permis des plaintes et même « des déclamations violentes contre l'insupportable chaleur « que nous avons essuyée dans votre ville. Voilà les atrocités « dont je suis obligé de m'avouer coupable.

<< Parlons sérieusement, M. le bailli; il est bien étrange « qu'on me rende responsable de ce qu'on a pu insérer dans « une lettre sans signature et sans aveu, et falsifiée peut« être autant de fois qu'elle a été copiée. La boule de neige « poussée par des polissons, à mesure qu'elle roule se grossit « et se fait; voilà sans doute le sort de cette lettre dont il a <«< couru dans le monde tant de copies plus ou moins infide«les. Celles où l'on dit que votre ordre est la seule école <«< d'héroïsme qui existe dans le monde, où l'on vante l'esprit, «de politesse, de loyauté, d'hospitalité qui distingue vos «< chevaliers; ces copies-là, je les avoue avec plaisir; celles où «l'on se permet des observations trop libres, même inju«rieuses, je les désavoue absolument, et votre lettre, M. le bailli, me dispense d'en détailler les raisons. Accueilli de « la manière la plus distinguée par votre illustre et vertueux « souverain, lié depuis nombre d'années avec plusieurs de vos chevaliers, ils m'honorent de leur amitié; cultivant « un art qui fait profession d'admirer et de chérir les vertus « héroïques, avec quelle vraisemblance a-t-on pu m'attribuer « les phrases hardies et répréhensibles dont on se plaint?

66

[ocr errors]

« J'ai l'honneur d'être avec respect, etc. »

« Les autres îles sont plus dignes de leur re« nommée; et la fécondité de leur terrain, l'a« vantage de leur position, la beauté de leur «ciel, la douceur de leur climat, embellis par << tout ce que la fable a de plus enchanteur, et << l'histoire de plus intéressant, offrent un des plus ravissants spectacles qui puissent flatter «l'imagination et les yeux; mais je n'en pou<< vois jouir comme les autres; chacun m'affli<«<geoit inhumainement d'un plaisir que je ne pouvois partager. On me disoit : Voilà la pa<< trie de Sapho, d'Anacréon, d'Homère. Hélas! « j'étois aveugle comme lui, et jamais je ne l'a« vois si douloureusement éprouvé; mais du << moins je découvrois à-peu-près la position « de ces lieux, et je voyois tout cela un peu « mieux que que dans les livres.

« Enfin, nous avons été forcés de relâcher « par un vent contraire, si l'on peut appeler un «vent contraire celui qui nous a donné le << temps de voir Athènes.

« Je ne chercherai pas à vous exprimer mon « plaisir en mettant le pied sur cette terre cé«lėbre; je pleurois de joie. Je voyois enfin tout «< ce que je n'avois fait que lire; je reconnois« sois tout ce que j'avois connu dès l'enfance; « tout m'étoit à-la-fois familier et nouveau ; mais ce que je n'oublierai de la vie, c'est la

"

« sensation

que m'a fait éprouver l'aspect du premier monument de cette ville à jamais

« intéressante.

[ocr errors]

« Je ne pouvois me lasser de voir ces grandes << et belles colonnes du plus beau marbre de « Paros, intéressantes par leur beauté, par « celle des temples qu'elles décoroient, par les souvenirs des beaux siècles qu'elles rappel<«<lent, et sur-tout parceque l'imitation, plus «< ou moins exacte, de leurs belles proportions « est et sera, dans tous les temps et chez tous « les peuples, la mesure du bon et du mau« vais goût. Je les parcourois, je les touchois, « je les mesurois avec une insatiable avidité; elles avoient beau tomber en ruines, je ne «pouvois quelquefois m'empêcher de les « croire impérissables; je croyois faire la for« tune de mon nom en le gravant sur leur <«< marbre; mais bientôt je m'apercevois avec « douleur de mon illusion; ces restes pré<< cieux ont plus d'un ennemi, et le temps n'est «< pas le plus terrible. La barbare ignorance « des Turcs détruit, quelquefois en un jour, «< ce que des siècles avoient épargné; j'ai vu, « étendue à la porte du commandant, une « de ces belles colonnes dont je vous ai parlé : << un ornement du temple de Jupiter alloit or«ner son harem. Le temple de Minerve, le plus

[merged small][ocr errors][merged small]
« AnteriorContinuar »