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des influences françaises: orientée d'abord par Joukovsky vers l'Allemagne de Schiller et de Goethe, cette poésie reçoit ensuite son inspiration de lord Byron, avec Pouchkine, Lermontoff et leurs émules. Les Russes n'admettent pas volontiers qu'on discute l'originalité de leur grand poète Pouchkine; j'admire sincèrement ce merveilleux virtuose: je lui reconnais le mérite d'avoir créé sa langue poétique, d'avoir donné une couleur russe aux idées et aux sentiments qu'il exprimait. Mais le fond même de cette imagination est purement byronien; le chantre de Childe Harold l'a éveillée à la vie, lui a imposé ses directions, ses façons de sentir. L'âme passionnée du lyrique russe semblait coulée dans le même moule que celle de son maître anglais; les aventures d'une vie errante et les révélations du ciel d'Orient complétèrent la similitude entre ces deux génies fraternels. Similitude plus sensible encore chez le fougueux Lermontoff: ses magnifiques peintures du Caucase, ses cris de passion, les plus frémissants qu'un poète ait jamais poussés, tout cela n'existerait pas si Byron n'avait fourni le modèle d'après lequel un barde romantique doit aimer, souffrir, admirer la nature et se désespérer en elle.

Pour trouver une individualité absolument russe, une physionomie caractéristique et qui ne doit plus rien aux influences occidentales, il faut arriver au premier en date des grands romanciers, à celui qui fût l'excitateur de tous les autres, Nicolas Gogol.

Né en 1809 dans la petite Russie, Gogol fut d'abord un de ces modestes et malheureux fonctionnaires qu'il devait peindre d'une touche si juste et si mordante. Fils de Cosaques, l'esprit aventureux de sa race se révolta contre la platitude de l'existence que le sort lui avait faite; il quitta l'administration, se mit à écrire. Il débuta par une sorte de poème en prose, Tarass Boulba, où il célébrait la vie libre et les hauts faits des Cosaques ses ancêtres. Euvre débordante de lyrisme, illuminée par le sens de l'histoire, pénétrée d'un sentiment de la nature russe que nul n'avait encore traduit avec une pareille intensité: l'auteur est littéralement enivré par ces horizons infinis de la steppe où il laisse courir son imagination. On a pu dire de Tarass Boulba que c'est le seul poème vraiment épique composé par un moderne.

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Pourtant le jeune Gogol ne devait pas persévérer dans cette voie. Il y avait en lui un Dickens, un réaliste et un satirique aussi ému, plus âpre que le romancier anglais. Je rapproche ces deux noms parce qu'il y a une étroite parenté d'intelligence et de sensibilité entre les deux écrivains; mais la comparaison des dates ne permet pas de croire que Gogol ait jamais lu Dickens, qui débutait au même moment et n'était pas encore traduit. Le poète de Tarass Boulba fût ramené à l'étude de la vie contemporaine et à l'observation des humbles existences par les encouragements du critique Biélinsky. Dès 1840, Biélinsky proclamait l'agonie du romantisme, la nécessité d'un retour au réalisme, et il voulait qu'on en cherchât les éléments dans la vie du peuple russe. Ce grand agitateur d'idées a exercé une influence prépondérante sur toute la génération qu'on appelle en Russie "les hommes des années quarante." Gogol, soumis plus que tout autre à cette influence, a réalisé le programme conçu par le critique, qui voyait clairement ce qu'il fallait faire et manquait du don créateur pour le faire luimême.

Ce monde des petits fonctionnaires qu'il connaissait par une triste expérience, l'écrivain le mit en scène dans une série de nouvelles dont la plus typique est Le Manteau. "Nous sommes tous sortis du Manteau de Gogol," me disait un des grands romanciers de la génération suivante. L'humble et pitoyable héros de cette histoire, Akaky Akakiévitch, est le père d'une innombrable lignée de commis et de scribes formés à sa ressemblance. Mais ce fut surtout dans sa célèbre comédie, le Revisor, que Gogol fit éclater sa verve satirique; le public vit bafouer en plein théâtre les vices de l'administration, le péculat qui gangrenait l'Empire.

Ces tableaux fragmentaires n'étaient qu'une préparation au chef d'œuvre qui immortalisera le nom de Gogol, les Ames Mortes. Je n'hésite pas à mettre ce livre tout près du Don Quichotte, sinon sur le même rang; même mélange de satire et de tendresse cachée pour les personnages que l'on raille, même compréhension totale d'un grand pays, dans ces deux épopées comiques où le lecteur retrouve toute l'Espagne et toute la Russie. Celle de Gogol n'a pas et n'aura pas de longtemps à l'étranger la popularité qui a

consacré le roman de Cervantes; les peintures des Ames Mortes sont trop exclusivement nationales, et la vie populaire russe nous est moins familière que celle de l'Espagne historique. Mais chaque personnage, chaque trait de mœurs observé par l'écrivain est passé en proverbe, dans le pays où Tchitchikoff faisait son singulier commerce; on sait qu'il consistait à acheter les serfs décédés, pour emprunter ensuite de l'argent sur ces listes macabres; leur propriétaire se donnait pour un riche seigneur, maître de ces vassaux fictifs.

Dans les nombreux tableaux de la vie provinciale que ce cadre commode permettait de juxtaposer, la Russie moyenne et populaire apparassait tout entière, avec ses misères, ses difformités, ses ridicules; avec sa bonhomie aussi, et son endurance héroïque. On sentait, dans le regard aigu de l'humoriste, un fond de pitié infinie pour le modèle; des explosions de lyrisme éclataient à chaque instant au travers de cette raillerie joviale. Les figures évoquées par Gogol palpitaient d'une vie intense; comme elles étaient presque toutes chétives et laides, le miroir qui les montrait divertit d'abord, puis il fit réfléchir profondément le lecteur sur l'état social de sa patrie. "L'homme russe s'est effrayé de voir son néant," écrivait l'auteur dans une de ses lettres. Et il ajoutait: "Ceux qui ont disséqué mes facultés d'écrivain n'ont pas su discerner le trait essentiel de ma nature. Ce trait n'a été aperçu que du seul Pouchkine. Il disait toujours que nul n'a été doué comme moi pour mettre en relief la trivialité de la vie, pour décrire toute la platitude d'un homme médiocre, pour faire apercevoir à tous les yeux les infiniment petits qui échappent à la vue. Voilà ma faculté maîtresse." On ne saurait se mieux juger. Mais n'est-ce point cette même faculté que nous retrouverons chez Tolstoï? Et les sentiments de fraternité évangélique, de pitié pour les souffrants qui animent toute l'œuvre de Tolstoï et de Dostoïevsky, Gogol les analyse déjà, il les vante en connaissance de cause. Il écrit dans une autre de ses lettres: "La pitié pour la créature tombée est le trait russe par excellence."

Malade et morose avant l'âge, Nicolas Vassiliévitch ne put achever la dernière partie de ses Ames Mortes. Les facultés

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